Lolita Pille
« L’important pour écrire et pour survivre, c’est d’avoir son propre discernement et de créer sa propre hiérarchie, ses propres lois »
« On vit... comme des cons. On mange, on dort, on baise, on sort. Encore et encore. Et encore... chaque jour est l'inconsciente répétition du précédent : on mange autre chose, on dort mieux, ou moins bien, on baise quelqu'un d'autre, on sort ailleurs. Mais c'est pareil, sans but, sans intérêt. On continue, on se fixe des objectifs factices. Pouvoir. Fric. Gosses. On se défonce à les réaliser. Soit on ne les réalise jamais et on est frustré pour l'éternité, soit on y parvient et on se rend compte qu'on s'en fout. Et puis on crève. Et la boucle est bouclée. »
Dans les premières années du siècle catastrophe, ces quelques lignes pouvaient se lire sur les Skyblog, les tout jeunes forums littéraires ou les pages Zepeople, gravées sur les tables des lycées, accompagnées d’image qu’une adolescence d’un autre temps confrontait aux idées qui lui trottaient dans la tête : des doigts d’honneur, du mascara qui coule, un peu de coke sur une tache de sang, une tête de mort en forme de coeur, un néon dans la nuit, une lame de rasoir ou un mot anglais qui déchire la lèvre. Fuck. Death. Money. Chaos. Rien ne va et rien n’ira jamais. Tout est merdique. Mais c’est tellement beau, parce que féroce, parce que tranché. Ces lignes, tout comme le roman auxquelles elles appartiennent, procèdent peut être de l’énergie du désespoir ? Ou simplement de l’expression adolescente - avec ce qu’elle peut avoir de colérique et de pessimisme, d’envie provocatrice et de créativité, l’envie d’exprimer ce dégout et de donner corps à la noirceur, l’envie d’écrire à tout prix et finalement, tout autour de l’intérêt que suscitait Hell, le premier roman de Lolita Pille, il y avait les contours d’un grand attrait pour la littérature qui, pour beaucoup, se préciserait à mesure que l’autrice écrirait.
Hell (le roman) est devenu un symbole, un culte, un fétiche, un doudou décousu. Elle (Lolita Pille) est devenue écrivaine. Car à l’en croire, c’est après coup, que le métier serait rentré.
« Le jour fait semblant de se lever. Mais c'est la nuit pour toujours et je suis la seule à le savoir. » Sombre et romantique, Hell est un roman fantasme comme il sera évoqué au cours de cet entretien, durant lequel Lolita Pille évoque sa littérature et la littérature. Son monde et le monde. Ce qu’il s’est passé, aussi, durant cette si longue absence.
Puisque se sont succédés dans un premier temps trois romans, entre 2002 et 2008 - Hell, Bubble Gum et Crépuscule Ville - et qu’ensuite, Lolita Pille aura cessé de publier jusqu’en 2019. Eléna et les joueuses, qui sera suivie de Une Adolescente, en 2022.
Les trois premiers récits forment un pont, imagé, quasi cinématographique, qui mène de la satyre humoristique (Hell) placée sur la scène d’une bourgeoisie crasse et hors sol, mais terriblement romantique, jusqu’au roman noir (Crépuscule Ville) vaste texte dystopique où il n’y a plus rien à perdre, puisqu’il n’y a pas grand chose à chérir, en passant par le thriller fabuleux (Bubble Gum) à la gradation dramatique extrême, où l’élagage des rêves et de l’innocence forme le prix de la célébrité.
Les deux autres romans dessinent quand à eux ce que l’on imagine gaiment comme le début d’une nouvelle ère, un nouveau chapitre et peut être, une nouvelle auteure, qui raconte à la fois son parcours et son amour de la littérature, formant et assemblant les mots en devenir d’un style toujours plus précis, se mettant au service de pensées plus apaisées, mais aussi plus complexes, toujours plus littéraires. Des pages qui sentent un papier des plus nobles, inondé par la connaissance, la réflexion, la sensibilité et l’amour de l’écriture.
« À douze ans comme à vingt sept, la forêt - comme la haine - mène à des carrefours en forme d’étoiles dont partent des chemins isolés qui aboutissent, les uns à la poésie, les autres au suicide »
Une adolescente
Lolita Pille : Les retranscriptions, ça peut être une stupeur. Ta voix s’engloutit dans le vortex de la personnalité de qui te retranscrit. C’est comme au commissariat, quand tu déposes plainte. Je fais cette image dans Une Adolescente, à la fin. Tu portes plainte, tu t’exprimes avec ton français et à la fin on te tend ta déposition, avec des tournures que tu n’aurais jamais utilisées, qui sont les tournures d’un policier qui prend les dépôts. Le mot préféré des flics c’est « individu », « l’individu », « les individus ».Tu te retrouves à signer « l’individu ci, l’individu ça » Ce ne sont pas tes mots. Les retranscriptions d’entretien c’est un peu pareil parfois. C’est drôle.
On retranscrira au plus près de vos mots.
Je vous fait confiance. Ça dépend qui vous avez en face de vous.
Il s’est passé du temps entre Crépuscule Ville et plus récemment Elena et les joueuses, puis cette année Une adolescente. Isolée pendant quelques années, vous évoquez le fait que quelque chose a changé. Qu’avez-vous appris durant cette période ?
Ma réponse pourrait occuper l’heure qui va suivre. Pendant ce temps là, qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai appris mon métier. Apprendre son métier d’écrivain, ça ne prend pas trois mois, ça peut prendre dix ans et encore, je ne pense pas qu’on s’arrête jamais d’apprendre. Ou on devient un ou une vieille intellectuelle rouillée qui dit des vilenies sur Twitter. Quand on arrête d’apprendre on est foutu je pense. Donc j’ai appris mon métier. Et surtout j’ai écrit. C’était très drôle parce que je n’ai pas publié entre 2008 et 2019 et lorsque je suis revenue, avec Elena et les joueuses, on m’a dit : « vous n’avez pas écrit depuis dix ans. » C’était étonnant. Je n’ai pas publié pendant dix ans mais qu’est-ce que j’ai écrit ! Et ne pas publier, c’est précisément écrire. Parce que la publication, il n’y a rien de plus destructeur pour la véritable création littéraire. Parce qu’au moment de la publication, on est confronté à une réalité insoutenable, celle du marché littéraire aujourd’hui. Ouais, un marché. On fait des trucs absurdes pour faire vivre un livre. On est enrôlé dans la vie anti-littéraire de la société actuelle. Loin de toute publication, on peut se tenir dans un déni qui permet de se risquer dans des entreprises littéraires absolument désespérées et irréalistes. Donc voilà ce que j’ai fait, à peu près et en termes abstraits, durant cette absence. Ce que j’ai fait aussi, c’est que je suis sortie de l’emprise d’une vie de privilèges. C’est à dire que je me suis retrouvée à un tournant. Avant ça, j’avais rencontré un succès très tôt, j’ai passé ma jeunesse dans des boîtes de nuit au lieu de l’école, confinée dans un milieu uniquement nocturne, cynique et décadent, sur lequel j’écrivais. Ce qui n’est pas complètement indigne. Mais soit je continuais comme ça, soit je disparaissais. Et j’ai disparu.
Est-ce que la publication fige le travail de création ? Pourriez-vous continuer de travailler un texte indéfiniment ou est-ce qu’à un moment, il est terminé ?
Je pense qu’à un moment, le texte meurt. Il est mort pour toi. Par exemple Duras a écrit L’amant, puis elle a écrit L’amant de la Chine du Nord. Comme si elle avait planté son compas une fois et dessiné une rosace. Puis elle replante son compas au même endroit et dessine une autre rosace. C’est le principe de l’oeuvre de bien des auteurs. On devrait pouvoir reprendre ses textes déjà publiés et imprimés et les réécrire. Mais pas grand monde ne le fait. Goethe l’a fait, par exemple. Ce qui me fait penser qu’un livre, c’est un moment. Le moment se termine. Et le livre se referme. Mais tu peux avoir des regrets. Par exemple, à propos de Crépuscule Ville. Il y a trois ans, je me suis demandé pourquoi je n’avais pas pris pour héroïne la fille du roman, une strip-teaseuse qui s’appelait Blue. Alors que dans mes deux premiers bouquins, les personnages principaux étaient des femmes, et des femmes plutôt masculines : agressives, borderline, alcooliques et très jeunes. C’est un regret. Pourquoi m’être projetée dans un personnage masculin ? Par ailleurs c’est un livre que j’ai beaucoup aimé écrire et que quelques personnes hasardeuses adorent. Mais j’aurais vraiment inventé quelque chose si j’avais eu l’audace de créer une héroïne au sein de ce genre qui célèbre le masculin toxique et sans rédemption : le roman noir. Il y a d’autres regrets. Une adolescente, à posteriori, je regrette de ne pas l’avoir appelé : Une enfant précoce. Parce que c’est un livre qui a fait l’objet de lectures assez victimaires. Je ne me suis pas sentie honnête vis à vis de ces lectures. J’ai écris le livre de mon infériorité. Sociale ou de genre. L’infériorité et la violence que le monde et certaines rencontres m’ont imposées. Mais toute infériorité s’accompagne ou s’équilibre par une supériorité. J’aurais aimé exprimer un aspect de ma vie, dont je n’ai jamais parlé pour ne pas être ridicule : avoir été une enfant précoce. Pas diagnostiquée. Je vois en ce moment le délire cruel sur les HPI (nb : Haut Potentiel Intellectuel). Je vois que c’est devenu un sketch de Blanche Gardin, je lis ici et là : « Votre enfant n’est pas HPI, vous êtes riche ». Elle est bien, Blanche Gardin, ce n’est pas la question. Qu’il y ait des abus de diagnostic au sein de la bourgeoise, je n’en doute pas. Mais je vais sur des sites. Je vois les mots des parents d’enfants réellement HPI. Je lis leur impuissance et je me met à trembler tellement je sais ce que leurs enfants vivent et ce qui les attend. Je parle de harcèlement scolaire dans Une adolescente mais sans préciser pourquoi j’ai été harcelée. C’est le genre de regret que tu peux avoir. Ce serait bien de pouvoir revenir en arrière et changer un accord, ou une note.
« J’écrivais une littérature qui n’était plus monétisable. À peine publiable par des fous »
On parle de Crépuscule Ville qui, lorsque votre travail est présenté, semble moins évoqué que vos autres romans. Je me souviens de la promotion. L’écriture, semblait avoir été difficile. Et vous évoquez aujourd’hui un éventuel regret en ce qui concerne le personnage principal. Quel rapport entretenez vous avec ce roman ?
C’est une sorte de dead end de ma première vie et de ma première oeuvre. C’est un livre d’aliénation. Je m’aliène en me projetant dans un personnage masculin. C’est aussi le roman de mon aliénation intellectuelle dans la mesure où j’écris de l’anticipation politique et je n’ai pas lu, par exemple, Platon ou Debord. Quand je commence à l’écrire, j’ai 21 ans et un attrait très fort pour la philosophie politique, la théorie politique. Seulement j’ai arrêté l’école à 13 ou 14 ans, tout en lisant en dilettante des romans, et je ne suis pas assez outillée conceptuellement pour écrire une dystopie. Donc je fais de la série B, de la rhétorique, de l’absurde à la Brazil (pas un mauvais film par ailleurs). Je travaille par outrances, en exagérant des tendances sociales jusqu’à la catastrophe. C’est en écrivant ce livre que je me suis rendue compte qu’il fallait que je m’outille. J’en avais en tout cas le désir. C’est un livre que j’ai écrit avec les moyens d’une party-girl. D’une fille qui n’avait pas étudié, qui ne s’était pas instruite et qui voulait penser le monde. J’ai fait partie des gamins présomptueux et stupides qui disent à leur prof de philo « non monsieur je ne lirai pas les maîtres, je veux penser par moi-même ! ». C’est donc un peu tout ça, Crépuscule Ville, un roman d’autodidacte, de tâtonnement et d’impasse. Mais c’est aussi un livre dans lequel je suis enragée, je vais très loin dans l’expression, qui est très sincère et que je n’essaye pas de rendre présentable, de la dépression infinie qui s’emparait de moi quand je contemplais le monde, politiquement. J’ai reçu une lettre magnifique de Virginie Despentes qui a adoré le livre. Je ne sais pas si elle a lu mes autres livres et ce qu’elle en a pensé, mais en tout cas elle m’a écrit pour me parler de Crépuscule Ville. J’ai reçu une longue lettre et pour tout dire, à l’époque je ne recevais pas beaucoup de courrier de fraternité ou de sororité littéraire. C’est mystérieux le voyage d’un livre à travers « le grand nulle part » ( j’ai envie de citer James Ellroy car je le lisais obsessionnellement à l’époque); cet autre « grand nulle part » où vivent vos vrais lecteurs et vos vraies lectrices, sans qui vous n’écririez pas. Et vous-même, que vous écriviez ou non, si vous êtes aussi lecteur ou lectrice, habitez aussi ce « grand nulle part » vers lequel écrivent Faulkner, Bolano ou Maggie Nelson.
C’est une question que vous vous êtes posée durant cette absence ? J’imagine que votre rapport à de nombreuses choses a dû changer. Notamment votre rapport au temps.
Ce que je peux te dire, c’est que je me suis mise à écrire. Et que, aboutir à la forme que je désirais a primé sur toute autre considération. Donc, première considération : l’argent. Qui a également disparu de ma vie puisque j’écrivais une littérature qui n’était plus monétisable. À peine publiable par des fous. Du temps, lorsque j’avais 25 ans, je me figurais que j’en avais une infinité. Durant mon absence j’ai écrit Elena les joueuses, mais ce n’est pas le seul livre que j’ai écrit durant cette période. Ce que je m’imaginais accomplir en deux mois, je l’accomplissais en deux ans. Tout s’est dilaté. Je suis partie et le fait de quitter Paris et toute forme de vie sociale allait de pair avec ma volonté d’étudier et de travailler. Cette nécessité d’étudier qui m’était apparue pendant l’écriture de Crépuscule Ville. La nécessité aussi de quitter une vie de privilège et les univers que je côtoyais. J’étais horrifié par des conduites auxquelles j’assistais. Des violences de salon absolument ignominieuses et très feutrées… Après mon départ, j’ai pu me dire : Et maintenant je vais lire Hegel et passer trois mois sur un seul chapitre s’il le faut. Je pouvais lire, tout simplement. On est très pressé maintenant avec la lecture. Il faut que la lecture soit courte sinon on ne va pas pouvoir consacrer trois heures à notre Instagram. Donc vite. Expédions la chose à lire. Que ce soit rapide. Que ce soit facile. D’un coup, j’ai eu le temps de lire et de tout lire. Lire tous les Russes et puis tous les Anglais, et puis toute la Divine Comédie… des proses qui demandent une attention extrême, un temps qui ne soit pas fragmenté. Pour cela, il faut que la littérature devienne le vrai grand événement de votre vie. Je suis donc allé habiter chez mes parents à Brest. Je vivais dans ma chambre et l’évènement de ma soirée c’était de descendre choisir un livre dans ma bibliothèque parmi tous ceux que j’avais accumulés pendant ma vingtaine quand je gagnais des masses d’argent et achetais des masses de livres. J’y trouvais au hasard, Réflexion sur la question juive ou Franny et Zooey. L’événement du jour était contenu dans ces proses. Les idées. D’autre part la campagne et ses bruits, les saisons et les marées s’accordent parfaitement avec ce que racontent les livres, le destin. Mon rapport au temps et à la vie a complètement changé : le plus important pour moi, c’est la vie sensible. Voilà, c’est le moment où tu deviens dingue. Tu aperçois un geai et tu restes en extase pendant deux jours. Tu es frappé. Par toute la beauté du geste divin de la création. Tu viens de tout apercevoir en une fraction de seconde et tu vas trembler jusqu’à minuit. Juste parce que tu as vu un geai. Tu es dingue. Tu es fou !
« L’attention est la question clé de notre époque »
C’est quelque chose que l’on ressent. Vos trois premiers romans sont spectaculaires, grandiloquents et je dirais aussi, cinématographiques. Les suivants, davantage littéraires. Vous vous attardez sur de plus petits détails, en les rendant plus sensibles. Dans un même ordre d’idée, vous parlez de Proust ainsi : "Il désigne le monde sensible comme un événement aussi grand que la guerre. Il nous tend la réalité éclatante. »
Bien sûr ! Je pense que les poètes et les romanciers n’ont jamais récriminé contre ce rôle. Nous savons très bien que c’est notre mission et nous n’en voulons pas d’autre. Le poète contemple le réel, il saisit la beauté dans le réel et il nous la fait voir. Par exemple, Lucrèce et sa description des atomes, rien de plus poétique. Les atomes qui tombent en oblique. Les premiers philosophes se considéraient comme des philosophes de la nature et ils arrivaient (quelquefois) à des vérités scientifiques par la contemplation. J’ai beaucoup lu Simone Weil. Elle parle de l’attention. Je pense que l’attention est la question clé de notre époque. On vit à une époque effrayante, c’est comme si les plus grandes forces en place, les industries les plus puissantes et les plus influentes, avaient juré de décimer l’attention humaine. Autant Zuckerberg que Netflix, et cetera. Notre attention est maltraitée, traquée, c’est une cible. Les narrations aujourd’hui sont mégaphoniques, rendent sourds et insensibles à l’art, à notre propre vérité intérieure. Imaginez une vie où tous vos proches vous parleraient à travers un mégaphone. J’ai essayé de regarder des trucs sur Netflix : c’est une narration au mégaphone. Cette manière aussi dont les aventures collectives et politiques sont scénarisées journalistiquement. C’est toujours des scénarios grossiers. Avec toujours un méchant et une vision du Mal digne du Moyen-âge. Quand on est enfant, on a aucun problème à fixer son attention sur des objets réels. Dans Mad Men, il y a une scène où le gamin déchire son papier peint. Ce moment est beau. Tu déchires ton papier peint en pensant qu’il va y avoir un passage derrière: un passage qui t’emmènera dans un royaume imaginaire et terrible, interstellaire ou infernal à la Gustave Doré. J’ai l’impression qu’au cours de l’adolescence on désapprend l’intérêt que l’on a pour les moments très excitants de l’enfance, quand il y a un papillon dans la chambre par exemple. Ensuite tout devient très sérieux. C’est la sexualité. C’est la popularité. On commence à se préoccuper de ce qu’on va devenir. En terme professionnel et salarial. Un esprit de sérieux, le poids du sexe, de la vie sociale, de l’argent s’abat sur l’être qui deux ou trois ans auparavant pensait qu’en arrachant son papier peint il allait pouvoir voyager jusqu’au centre de la terre. À l’adolescence il y a une sorte de propagande… qui serait l’auteur de cette propagande ? Longue histoire. Mais quelque chose de lourd nous tombe dessus. Et quelque chose de très viriliste d’ailleurs. Une nouvelle hiérarchie qui est une hiérarchie très genrée. Qui voudrait, par exemple, que la guerre soit plus importante que l’amour… On met un certain temps à ré-apprendre (si on en a envie) à entendre, à voir, à reconnaître, à avoir assez confiance en soi, pour accorder la plus grande valeur à une chose très insignifiante aux yeux du monde. Il faut énormément de courage, comme a fait Proust, pour dire : « Finalement, ce que j’aime le plus au monde, c’est ma grand-mère ». Quand vous lisez La recherche du temps perdu, le personnage qui se rapproche le plus du Bien absolu, c’est la grand mère du narrateur. Et on sent que, ce qui le dévaste le plus, c’est la mort de ladite grand-mère. Il faut un courage énorme pour venir dire à la face du monde, ce que je préfère, c’est ma grand-mère ! Proust n’est cependant pas quelqu’un qui minimise la guerre, au contraire. La guerre ou le sadomasochisme. Mais lui, il était malade, il ne pouvait pas aller se battre. L’important pour écrire et pour survivre, c’est d’avoir son propre discernement et de créer sa propre hiérarchie, ses propres lois. Vivre sous ses propres lois. Et ne surtout pas vivre sous le signe de lois décrétées par n’importe qui. Quand on fait ça, on est capable d’identifier des violences infimes, niées et de dire: ceci est la violence. Ou des beautés infimes, méprisées. Et de dire : ceci est la beauté. Ce que je dis fait sens pour vous ?
« Rien ne sert de se rebeller contre le désir véhément, en nous, de l’enfer. Il faut le surfer »
Une adolescente
C’était bien l’objet de ma question. Vous parlez de plusieurs choses qu’on ressent tout à fait dans l’écriture d’Une Adolescente. Où je trouve que le point de vue est placé autre part. Vos premiers livres, Hell et Bubble Gum, poussaient tous les curseurs au maximum. Maintenant on ressent tout autant de choses et des choses qui peuvent toucher davantage, car très sensibles… peut être plus invisibles.
Bien sûr. Je pense que les traits qu’on est d’abord enclins à apercevoir dans notre monde, c’est la bouffonnerie, la singerie, la farce, l’obscénité, l’outrance. On vit dans un moment tel… on vit précisément dans ce moment là. Un moment d’outrance. Quand j’ai écris Hell et Bubble Gum, j’ai façonné le démon qui m’effrayait le plus, pour le regarder en face. Ce qui m’effrayait le plus, c’était peut être ce qui formait la culture commune de ma génération. Qui était faite des marques et de la télé-réalité. En même temps je saisissais quelque chose qui me semblait intéressant. L’envie d’être mauvais ou mauvaise, d’être, par exemple une bad bitch. Il y avait une sorte de jouissance, à s’abandonner à des religiosités complètement vaines, des idolâtries abjectes. Je sentais qu’il y avait un tropisme générationel extrêmement puissant pour l’abjection. C’est difficile de comparer les époques. Parce que le quotidien d’une époque et ce qu’on a envie de projeter dedans, ce ne sont pas toujours des jugements très valables, du point de vue de la réalité historique. Pendant un moment je lisais beaucoup les français des années 20 et 30. Les Sartriens. C’était un peu mes amis imaginaires (il faut être capable d’avoir des amis imaginaires et de ne pas avoir de problème avec ça.). Mais en fait ils devaient être une dizaine, une cinquantaine en comptant les seconds couteaux. Tous les gens des années 20, 30, 40 n’étaient pas eux. Hell donnait mon point de vue sur une époque, mais est aussi, malheureusement, une question de milieu. Par exemple je viens de la banlieue ouest. Donc pour entrer dans Paris, il m’a fallu traverser le 16ème et le 8ème qui, il faut bien le dire, ne sont pas des quartiers très recommandables. Adolescente, j’étais sidérée par ce que j’entendais autour de moi. J’étais au milieu d'un désert du sens. D’un Sahara du sens et de l’éthique. J’errais, seule, ayant froid, en haillon au milieu de ce désert ! Est-ce qu’aujourd’hui la philosophie ( la vraie ) excite tout le monde ? Cette idée d’accomplir… Il y a ce truc de percer des mystères, des mystères de langage hyper inextricables, rien n’est plus excitant. J’ai toujours eu l’impression que ça s’inversait. Qu’on était dans le blasphème, le piétinement, la ridiculisation et la profanation de l’intelligence, et que cela servait, de toute évidences, aux puissances d’argent. C’était leur action dans le monde qui se faisait langage, et sous cette forme, se faisait adorer de ses propres victimes. J’ai eu envie, paradoxalement, de m’exprimer du côté de cette abjection, en empathie avec elle. Je n’avais pas du tout envie d’être dans la remontrance, comme je le suis en ce moment-même et comme beaucoup de personnes « engagées » s’imaginent que c’est cela-même s’engager : faire des remontrances à autrui. Dire « bonté divine, les adolescents ne s’intéressent qu’aux drogues et aux marques de luxe » Non, j’avais envie d’écrire « je suis une adolescente et je suis totalement fascinée par la drogue et les marques de luxe » Ça me paraissait plus tonique et énergique que d’être dans la critique littérale. Vous n’imaginez pas comme c’est plus joyeux d’écrire du point de vue du méchant. Du point de vue du sale. Du barbare. C’est jouissif. On dépense tellement d’énergie à envoyer des signaux à autrui pour montrer qu’on est éthique, qu’on a les bonnes opinions et les bons comportements. Bon, après, j’ai essayé vainement de lire Moravagine de Blaise Cendrars, la semaine dernière. La poésie est folle. Mais, littéralement : Mort au vagin… à un moment je n’arrive plus à lire les phrases. En fait, j’avoue que je sais pas très bien où me situer par rapport à tout ça. Est-ce qu’il faut te faire un collier de crânes et entraîner les tiens dans l’omophagie, manger la chair des passants à même le visage et dire « niquez vous ! » - je parle évidemment en terme d’art, de littérature et de narration. Ou est-ce qu’il faut vraiment se fixer comme but ultime de l’art de n’offenser personne ? Dit comme ça on aurait tendance à répondre que non. Mais c’est un dilemme. Pour avoir été la cible d’un grand nombre de violences de langage absolument sans limite, et pour avoir appris très jeune à considérer ces violences de langage comme allant de soi, je me pose la question. J’ai essayé de relire Balzac, que je lisais obsessionnellement quand j’étais petite. Je ne renierai pas Balzac. Mais les sermons sur la féminité. Elle avait cette délicatesse des vraies femmes qui consistait, lorsque son mari était en proie aux affres de la création, à savoir s’écarter de son chemin. En substance. Qu’est-ce qu’on fait de tout ça ? Là on ne sait pas. Parce que la censure, non, et continuer comme si de rien n’était, non plus. Mais on va trouver. Pourquoi je vous dit tout ça ? Ah oui, parce que Hell était un livre très offensant .
Oui. Et vous parlez du fait qu’il était surement jouissif à écrire. Mais il était aussi jouissif à lire. Il se passe quelque chose avec Hell… J’ai lu un peu tout ce qui a été écrit à votre propos durant la promotion d’Une Adolescente. Un regard nouveau est jeté sur Hell. Je lisais par exemple une journaliste l’évoquer comme un livre que les collégiens se passaient sous le manteau. Une farce d’ados, gentillette. Il a fallut insister pour expliquer que ce personnage n’était pas vous. Les journalistes qui vous apprécient soulignent systématiquement ce point, comme si la parole d’une petite bourgeoise, d’une nabab, ou d’une pétasse n’avait pas de valeur, comme s’il fallait donner absolument ces précisions pour vous légitimer en tant qu’auteure sérieuse aujourd’hui. Pour moi, vos premiers romans ont autant de valeur.
Merci. Vous n’êtes pas le seul à le penser et j’ai l’impression que les gens les plus intelligents de mon entourage ne veulent pas que je renie mon livre. Parce que je l’ai renié, comment aurait-il peu en être autrement ?
« Dans la société, comme dans la nature, le solitaire ne survit pas. Il faut appartenir à une communauté, sinon, la mort. »
Alors qu’est-ce que vous en pensez aujourd’hui ? Est ce qu’il faut dire du mal de votre premier roman pour pouvoir dire du bien des derniers ?
Avec Hell il y a un malaise. Il y a un truc que j’ai appris sur le tard et qu’on ne t’apprend pas à l’école primaire. C’est comment il faut entrer dans l’espace public et par quelles formes il faut passer pour faire ça bien. Pour bien prendre la parole. Moi je n’avais pas capté à 17 ans. Je n’avais pas lu Annie Ernaux. Je ne savais pas qu’il fallait absolument spécifier qui tu es, d’où tu parles, d’où tu viens. Je n’avais pas compris aussi que se définir par la négative ne fonctionne pas. Dire « je ne suis pas Hell » était vu comme un mensonge de circonstance. Dire je viens de Billancourt, de la classe moyenne, je me suis retrouvée par les hasards de la carte scolaire et des options latin - grec, à étudier dans un lycée de grand bourgeois. Et que c’est ainsi que je me suis retrouvée dans la peau d’une sorte d’ethnologue des beaux quartiers… On ne te croit pas. Il y a plusieurs niveaux, et ta question est très pertinente… En fait, pour les gens, j’étais le personnage de Hell. Et pour pas mal de gens être ce genre de personnage exclut qu’on soit auteur. Un personnage féminin bien sûr. Je ne suis pas sûr que Kerouac fera l’objet de la même volonté de séparation entre l’autoctorialité et le protagonisme, même s’il boit et baise beaucoup. Nullement. Mais c’est devenu important pour moi de donner la précision. Car c’était inhumain. Je ne souhaite à personne de fauché et d’isolé comme je l’étais d’incarner du jour au lendemain l’extrême richesse aux yeux de tous. C’est la double peine. Tu reçois à la fois la violence sociale, la violence envers les pas bien nés. Et la deuxième violence, la haine envers les privilégiés. C’est un enfer. Et je suis la seule idiote qui s’est retrouvée dans ce traquenard.
Ostracisée des deux côtés…
Exactement. Je pense à Despentes en ce moment. J’ai beaucoup d’amis écrivains. On ne vend pas beaucoup de livres et puis Despentes arrive et c’est l’émeute. Houellebecq, Despentes, ils sont énormes maintenant, des oligarques de la littérature. Et je me demande pourquoi elle s’en est sortie et pas moi. Parce qu’elle est plus résistante ? Pourquoi, moi, je me suis faite terminer. J’ai dû sortir de mon corps, telle une libellule éthérée et aller refonder une vie de libellule éthérée loin de mon corps social, qui avait été buté par les médias. Despentes avait les misogynes contre elle. La droite aussi. Mais elle avait une partie de la gauche avec elle. Moi je suis la seule malade qui s’est débrouillée pour avoir la presse de droite contre elle, mais aussi celle de gauche. La presse de droite parce que j’étais une fille clairement pas recommandable, « pas leur tasse de thé ». Mais la presse de gauche ne m’aimait pas non plus, pour des raisons évidentes. Dans la société, comme dans la nature, le solitaire ne survit pas. Il faut appartenir à une communauté, sinon, la mort.
Ce sont surtout les commentateurs de gauche, donc des gens d’un certain milieu, qui n’ont pas trouvé ça très appréciable. Moi qui vient d’un milieu très éloigné de celui-ci et d’un petit village, je lisais Hell. Tous mes amis lisaient Hell et c’était très excitant. Très drôle aussi. Et puis il y avait des choses universelles dans le texte. Notamment l’amour. Une histoire d’amour passionnelle. Je me posais d’ailleurs une question à ce sujet. Vous étiez très jeune lorsque vous avez écrit ce roman et vous y parlez du grand amour. Est-ce que c’est une fulgurance d’imagination, avec laquelle vous réussissez à imaginer ce que pourrait être un amour aussi fou ? Ou un vécu ?
C’est un fantasme. Hell a énormément plu parce que c’est un livre de fantasme.
Je pense qu’il a aussi été reçu comme ça. On le ressent à la lecture et ça n’a plus grand chose à voir avec la jeunesse dorée et les beaux quartiers.
Mais ça m’a aussi été reproché. Evidemment, pour les gens de bon goût, le fantasme c’est honteux. Ce qui est noble, c’est la réalité. C’est de réaliser ses fantasmes. Les milieux dont je parle, je les connais. J’ai une manière de les fictionner et de les transformer jusqu’à une forme de thriller, par exemple dans Bubble Gum. Je me suis souvent retrouvé face à des types qui voyaient dans tout ça un fantasme de pauvre. Pour ma part je pense que j’ai prêté une âme à des coquilles assez vides. Mais Hell était un livre de fantasme amoureux et je pense qu’il faut revaloriser cela. Maintenant, j’ai quarante ans et ça fait longtemps que je pratique l’amour. Je sais faire la part du rêve d’amour et du quotidien. C’est du premier que sont sortis les plus grands livres. Emily Brontë, par exemple. Elle et ses soeurs sont vierges, n’ont jamais eu d’amants et elles créent les héros les plus envoûtants et toxiques de la littérature. Qui ont fait fantasmer des générations de lectrices et de lecteurs. Mais c’est du fantasme. Et Twilight, c’est du fantasme. Et 50 Shades of Grey, c’est du fantasme. Tous ces trucs, c’est de la fanfiction d’Emily Brontë. Et Emily Brontë est morte dans la pauvreté et l’obscurité, si elle avait pu toucher quelque chose des millions gagnés par ceux qui lui dévaliseraient son art et son univers… Twilight et 50 Shades, je ne peux pas te dire que ça m’éclate. Déjà parce que j’ai vieilli (je préfère Julien Gracq). Ça ne s’adresse pas à moi. C’est comme les discours de Macron. Ça me passe au dessus de la tête et ça atteint quelqu’un derrière moi. Ça ne m’est pas destiné.
Je comprends l’idée du fantasme. Mais Hell est différent des Twilight et consorts, déjà pour l’écriture, mais car il y a quelque chose derrière. Notamment le portrait de cette classe, dressé avec un regard atterré. La richesse jusqu’à l’absurde. Le dégout pour les pauvres. L’utilisation de l’humour noir, qui est selon moi une preuve d’intelligence. Ce n’est pas vraiment le programme de 50 Shades of Grey. Au contraire.
De toute façon je ne l’ai pas fini parce que je n’y ai pas trouvé d’esprit. Mais j’ai lu tellement d’article de moqueries dégueulasses sur cette femme. Or, écrire de la littérature pour exciter la meuf qui va m’épiler les jambes au Forum des Halles, ce n’est pas indigne. Quand tu lis Henry Miller, au cours des cinquante premières pages de Sexus, il couche avec quelques femmes. Et il écrit qu’elles n’en peuvent plus, qu’elles jouissent, quelles ont des orgasmes de malade ! Et tu te demandes, étant donné la manière outrancière dont il le raconte, si elles ne sont pas juste en train de faire comme si. Lui aussi, il fantasme.
Il y a un film de Ridley Scott, le Dernier Duel. Adam Driver joue un chevalier violeur. Ça avait l’air atroce lorsque j’ai vu la bande annonce. J’étais en vacances et il n’y avait que ça… Alors je commence à le regarder. Déjà, c’est très étrange des américains qui jouent des français avec leurs accents… Une bataille qui est censée se passer dans la Loire mais en fait c’est l’Ecosse… Bref ! Mais à la fin de ce film, j’étais assez bluffée. Pourtant c’est pas plastiquement mon truc. Il y a quelque chose de très intéressant. Une scène de viol, découpée en trois points de vue. Le violeur, son copain chevalier qui est marié à la victime et la victime. La femme. Pendant la scène de viol, lorsque tu es de son point de vue à elle, tu la vois hurler et dire non. Dans le point de vue du gars qui viole elle est juste là, un peu chelou. Tu te rends compte qu’il y a des signaux qui ne passent pas. Pourquoi je raconte ça ? On parlait des points de vue, du fantasme… Des histoires de fantasme. Il y a aussi le Portrait de Dorian Gray, Les Liaisons Dangereuses (qui étaient mes livres de chevet au lycée),… Malraux disait à propos des Liaisons Dangereuses avec un peu de mépris, que c’était une « rêverie de jeune fille quittée ». On féminise un homme pour le rabaisser… Bizarrement ce sont les livres que l’on préfère lire. À travers l’imagination on peut arriver à un idéal. À une forme. Moi personnellement, la non-fiction (lorsque ce n’est pas écrit par Deborah Levy ou Truman Capote) ça me gonfle.
« Sa rage contre mon dessin, étonnante, traduisait d'un rapport assez courant à l'Art. Les tarés dans le genre de Julien Lévêque deviennent fous quand nous exprimons ce que nous voyons, pas ce qu'ils voient. Les tarés dans le genre de Julien Lévêque se comptent en milliards »
Une adolescente
Pour parler un peu de méthodologie. Est-ce qu’il existe une discipline à avoir dans l’écriture et est-ce qu’au fur et à mesure, vous avez développé une méthodologie propre ? Une routine d’écriture ?
Quand tu es écrivain, sans routine, tu meurs. Parce que tu n’as absolument pas d’autres repères. Je suis une routinière obsessionnelle. Je fais toujours la même chose. Je me réveille à 9 heures. Ce qui est confortable. Je vais chercher du café et je me remets au lit. Soit je me mets directement au travail soit je lis de la philosophie. Mais j’essaye de rester le plus longtemps possible dans mon lit, comme ça je ne fume pas. Quand je suis partie vivre en Bretagne, je suis passé de deux paquets à 6 clopes par jour ! C’est une question de corps. Quand tu redeviens un corps qui nage. Un corps qui marche. Un corps qui respire. Tu n’as plus envie de t’empoisonner. Ici (à Paris) on est pas dans une respiration, on est dans un évitement de la respiration. Mais au bord de la mer, ton corps redevient comme une magnifique toile immaculée : avant de balancer la première goutte d’encre, tu y réfléchis. Donc je reste au lit pour ne pas fumer. Je travaille. Puis je vais me doucher. Au bout d’un moment mon effort de création s’accompagne nécessairement d’une aspiration de tabac. Ça va être entre 13 et 17 heures. Alors je peux écrire toute la journée et passer du lit au canapé, du canapé au fauteuil. Ma plus belle journée c’est d’être à Brest et de faire ça. Arrêter de travailler quand c’est la marée haute et aller me promener. La marée rythme alors le moment où je m’arrête. J’ai une promenade à Brest, l’anse de Camfrout. A marée haute on y marche littéralement sur l’eau. Voilà ma vie idéale.
La marée rythme votre écriture. Est-ce que la mer anime votre inspiration ?
Oui, Baudelaire disait « je te hais, Océan ». L’océan nous ressemble trop ou il nous est trop facile de nous projeter dans l’océan. C’est vrai que je suis restée 5 ou 6 ans à Brest chez mes parents, et que je n’avais que la mer. J’étais une nolife, qui vivait dans sa chambre, avec ses livres et sa création. Je n’allais jamais boire un verre avec des amis. Je n’allais jamais faire un date. Je n’avais personne dans ma vie et je n’en avais rien à foutre. J’étais au sommet de ma jeunesse et de mon éclat, donc je pouvais tout à fait dire : « allez vous faire foutre ! ». D’une certaine manière, la mer comble quelque chose. Vivre auprès de la mer c’est une plénitude qui est atteignable sans le moindre effort, sans adjuvant. Ensuite, est ce que comme forme, la mer est quelque chose qui aide à écrire ? Je ne sais pas.
Vous n’écrivez plus à Paris ?
Si, mais tout ça est très intérieur. On parlait de Proust. C’est quelqu’un qui a revécu son enfance et son voyage à Venise, parce qu’il a bouffé une madeleine et trébuché sur des pavés. Tout ça c’est dans la tête. Le sujet d’Elena et les joueuses, c’est la vie intérieure. De quelle manière le réel, à travers les associations, te replonge dans l’immensité de tes souvenirs et des phénomènes qui ont été devant toi et qui n’y sont plus. On sait très bien que rien ne remplace l’incarnation, mais il y a l’écriture. C’est là quelque chose de très sensuel d’ailleurs. J’en parlais hier avec deux merveilleuses amies autrices. On a commencé à délirer. L’une d’elle m’a demandé si lorsque j’écrivais quelque chose de vraiment génial je commençais à être excitée sexuellement. Elle avait vraiment envie que je lui dise ça. Mais malheureusement je pense que le plaisir intellectuel et le plaisir sexuel ne sont pas confondus, même s’il y a des passages entre les deux. L’écriture a cette sensualité, elle réussit à reconstituer la présence et l’incarnation. C’est une des raisons principales qu’ont pu avoir les écrivains et les écrivaines d’écrire. Pour appeler l’incarnation. Il n’y a que l’écriture qui fait ça. Toute ma vie j’ai vu énormément de filles parler de types qui les rappelaient pas, parce qu’avec la parole elles arrivaient à tromper le manque physique. Elles en parlent sans arrêt. Mais ça ne marche pas. Alors que l’écriture réincarne. Elle réincarne les grand-mères, comme Proust a pu le faire. Les amants. Et soi même. Les lieux. La mer.
Lorsque nous nous sommes rencontrés, lors d’une signature à la librairie Colette, Colette a pris le micro et a dit « Lolita Pille est une des meilleures autrices que nous ayons aujourd’hui ».
Oui ! J’étais très étonnée qu’elle dise ça.
J’ai repensé à la fin de Bubble Gum, les dernières lignes du chapitre Une étoile est née où l’on peut lire : « Et juste en dessous de mon nom, en gros caractères majuscules, on peut lire : UNE ÉTOILE EST NÉE. J’ai un sourire, et avant de téléphoner au journaliste pour le remercier, je repousse le plateau, et ouvre un paquet de Marlboro Light. J’allume une clope, aspire une bouffée, puis une autre, et une autre, avidement, jusqu’au filtre, et je ne ressens strictement rien, rien qu’un goût dégueulasse. »
Franchement. C’est très difficile à appréhender la reconnaissance. Quand j’ai fait ces deux premiers bouquins, j’ai eu une reconnaissance publique énorme. Pendant des années, lorsque je faisais mes courses au supermarché, des filles à la caisse, qui avaient mon âge me disais « j’ai lu vos livres » ! C’est arrivé aussi avec une esthéticienne. Je lui demandais quels étaient ses livres et ses auteurs préférés (je parle toujours de littérature avec tout le monde) et elle me dit Lolita Pille. Elle ne savait pas que c’était moi. Je ne lui ai pas dit « et bien vous l’épilez en ce moment même ! ». Donc il y avait une reconnaissance des lecteurs, à défaut d’une reconnaissance de la presse. Maintenant c’est différent. Je suis quelqu’un de très bien élevée, j’ai une éducation très morale, j’ai grandi à la Comtesse de Ségur et des machins comme ça… je marche à la culpabilité. Alors avec mes premiers livres, je pensais que je n’avais pas assez bien fait. Pas assez bien écrit. Pas assez loin. J’avais un succès que je ne méritais pas. De là à se flageller il n’y a qu’un petit pas. Maintenant j’ai écris des trucs que je publierais jamais, parce que je ne saurais pas comment les arranger pour que ce soit à l’intérieur d’une oeuvre qui ait une continuité narrative. J’ai écris des trucs tellement dingues. J’ai consacré des années entières de ma vie à décrire le même buisson. Le même orage. Sans pouvoir jamais me libérer de cet orage, qu’il fallait que je décrive jusqu’au dernier atome. À force d’écriture, j’ai finis par me dégager de ce sentiment d’imposture. Ce sentiment de ne pas avoir assez bien fait, qui est peut être lié à mon éducation. Ou à un truc très féminin. Parce que quand tu es une femme on te persuade que tu n’y arrivera jamais. Donc ça me fait très plaisir, même si c’est très lunaire quand j’entend des trucs comme ça. Vu d’où je reviens. Enfin je reviens pas de l’Ukraine. Mais d’un désert. De voix familières. De voix humaines. De réponses humaines à ce que j’écrivais. C’est très gentil d’entendre ça, après avoir traversé une sorte de catastrophe. Je ne sais pas laquelle. Une sorte de catastrophe un peu blanche. C’est ce que disais T. S Eliot. « C'est ainsi que finit le monde / Pas sur un bang mais sur un murmure » (Trad. This is the way the world ends / Not with a bang but a whimper.) J’ai l’impression d’avoir traversé cette apocalypse murmurée, très étrange. Et finalement, les secours arrivent et on vient me donner un biscuit et une couverture de survie. Et moi je suis trop contente avec mon biscuit et ma couverture de survie.
« On a le sentiment que, ce qui n’est pas intact est défiguré. »
Je n'ai pas pu m'empêcher de mettre en corrélation les dernières lignes de Hell, et les dernières lignes d'Une adolescente.
« J'envisage l'avenir comme une éternité de souffrances et d'ennui. Ma lâcheté m'empêche de mettre fin à mes jours. Je continuerai à sortir, à taper, à boire et à persécuter des cons. Jusqu'à ce que j'en crève. L'humanité souffre. Et je souffre avec elle. » Hell
« On allait tous avoir trente ans et la jeunesse finissait, devenait autre chose : le passé, bien sûr, mais qu'est-ce que c'est, le passé ? Mon ami m'a dit que son grand-père s'était battu en France pendant la guerre et qu'il y avait reçu un éclat d'obus qu'on n'avait jamais pu extraire parce qu’il était trop près du cœur. "C'est ça", j'ai répondu. "C'est exactement ça." Et j'ai souri avec une exultation tout à fait inappropriée. » Une adolescente
Hell est un peu une sociopathe. Elle apprend finalement. Elle noue un lien. Un destin commun. En perdant son mec et son embryon. C’est plutôt quelqu’un qui passe d’une forme d’invulnérabilité à une forme de vulnérabilité. J’ai appris quelque chose d’assez curieux durant tout ce temps, c’est la joie. Ça ne m’était pas arrivé depuis l’enfance. À partir de l’âge de treize ou quatorze ans j’ai compris les rapports sociaux et je suis devenue absolument ingérable. Mes rapports familiaux sont devenus insupportables. Ma tête était mise à prix dans ma résidence, dans mon quartier, dans mon lycée. Après ç’a été dans le milieu littéraire. Maintenant je vous parle de mes moments d’extase devant des geais. C’est extraordinaire à quel point j’ai trouvé une forme de bonheur. Je vois très bien. Je distingue. À 18 ans ? Le bonheur humain ? Impossible ! Ça n’existe pas ! C’est ignoble ! Insupportable ! On ne peut pas vivre ! Maintenant, je sais vivre. J’arrive à vivre. Ce qui est assez stupéfiant. Cette histoire d’éclat d’obus, ça veut vraiment dire que la raison pour laquelle une chose nous a blessé, impossible à enlever de soi même, c’est parce que c’est à côté du coeur. Donc il y a un lien de nécessité entre ce qui fait le plus mal et la vie profonde, intime, d’un coeur, d’un être. C’est dans tes aspirations. Nietzsche appelait ça son heure la plus silencieuse et la plus blessée. On est blessé à l’endroit où l’on vit le plus. Les traumas, en ce moment, ça travaille tout le monde. On invite les morts vivants à notre table. Tout le monde est chez soi à décapiter des morts vivants ou être dévoré par des morts vivants. On a décidé de mettre sur la table tous nos traumas. D’en parler du matin au soir. Ce que je fais aussi dans Une Adolescente. On est en train de le faire. Pour l’instant notre désir serait de répondre à une question très simple : qu’est ce qu’il s’est passé ? Avant de se dire, qu’est-ce qu’on va faire ? Maintenant que l’autre moitié de l’humanité (je parle des femmes, des personnes noires, de toutes les « autres » moitiés de l’humanité) a le droit de délivrer sa version des faits. Le jour où les zombies qui veulent te bouffer, ton passé, tu réussis à en faire une sorte de tourbillon à loger dans une minuscule poussière de verre, plantée dans ton coeur, ça ira mieux. Tu as fait une partie du chemin. Tu peux aborder la suite. Est-ce que c’est particulier à la féminité ou est ce que ça concerne toutes les personnes qui ont subi des violences (sexuelles ou pas d’ailleurs), ce sentiment de ne pas être intacte ? C’est le sentiment le plus douloureux à supporter. On a le sentiment que, ce qui n’est pas intact est défiguré. On a des images violentes comme ça. Après il y aussi une école des badass. Est ce que c’est très authentique tout ça ? Le côté, je porte mes cicatrices sur la gueule ? Je ne sais pas. Mais c’est aussi un livre pour me réconcilier. Et peut-être réconcilier mes lecteurs et mes lectrices avec le fait de ne pas êtres intact.es. De ne pas avoir eu une belle vie. Une vie protégée. Une vie bénie. Je regarde les réseaux sociaux et je suis étonnée parce qu’il y a une mystique du privilège. On a l’impression que les gens heureux sont dignes de confiance et les gens malheureux suspects. Que Dieu le Père est vraiment derrière tout ça et qu’il choisit à qui il donne les biens de ce monde. En fonction de leurs grandes vertus.
J’ai fait un entretien à la radio où on a parlé de ça, répandre l’idée que la beauté, c’est d’être intacte. Il faut répondre que non. On peut être abîmé et beau. J’ai lu une phrase incroyable de la soeur de Chateaubriand. Encore une femme cancel de l’histoire. Si elle avait pu écrire, elle aurait fait des choses grandioses. Elle est très déprimée, très exaltée. Elle a été mariée à un riche vieillard. Elle est morte folle… une femme intelligente au 18ème siècle…. Elle écrit à son frère « je voudrais prendre pour emblème la lune dans un nuage et pour devise : souvent obscurcie, jamais ternie. » Je trouve ça génial. Je me suis posé des tas de questions sur ces nuances en écrivant Une Adolescente, parce que c’est un livre qui marche avec une prise de conscience, amenée par le féminisme. J’ai pris conscience que j’avais été exposée à une violence extrême à un âge très précoce. Et que finalement je n’en avais jamais parlé à un psy, je ne m’étais jamais plainte autour de moi, je n’avais même pas pensé à le formuler. J’ai tout remis en question. Il faut toujours tout remettre en question. Notamment les conséquences de me too. Maintenant qu’on est toutes les yeux dans les yeux avec le mal qu’on nous a fait, comment on va faire ? Parce qu’il y a être en groupe et faire les fières-à-bras. Et puis il y a la vie intime. Je me suis dis que l’important, c’était de détacher la personnalité (la mienne ou celle de personnages que j’ai réussi à bâtir autour du souvenir que j’ai de moi à cette époque), et la victime. Casser l’association ontologique entre le fait d’avoir été victime ponctuellement d’actes violents et le fait d’être une victime. Ce qui est délirant. J’ai travaillé sur ça. J’ai essayé de ne pas arriver en lâchant des bombes sur la place publique, genre « voilà la culture du viol … » « on a toutes été agressées… » J’ai écrit les mondes intérieurs de mes amies, le mien, il fallait qu’elles disent « je ». J’ai l’impression d’avoir été menée en bateau, jeune, par la vie pseudo-intellectuelle de mon temps. Ça crie de toute part que « tout est vide ». C’est étonnant. C’est intriguant. Les personnes qui se plaignent que les choses soient vides ou creuses. Parce que notre vision du monde est projection. Bernanos, lui, écrivait que « tout est Grâce ». J’avais travaillé sur un autre roman, dans la série de Elena et les joueuses, à propos de trois soeurs qui écoutaient la pluie tomber, dans un appartement dans le 15ème. La pluie qui tombe et toutes les images qu’elle fait surgir. La plus grande se dit, on nous a menti en nous disant que le plus grand danger c’était le vide. Parce que le plus grand danger c’est l’excès, c’est la plénitude.
Vous avez arrêté ce roman ?
Pas vraiment. J’ai bossé sur une prose du sensible. Par exemple, je reconstituais de mémoire des journées entières à me promener dans Paris. Avec toutes les sensations que je pouvais avoir. Les métaphores qui me venaient quand je voyais les ouvriers défoncer les trottoirs. Voir apparaitre la tuyauterie comme un os caché dans un genou. Le fait d’être dans un café. Des milliards de moments près de la seine. Mes romans ont dévié de leurs trames, je suis sorti de la trame dramatique qui s’occupe généralement des relations avec les autres, la société. La plupart des romans et des films parlent de ça. De la relation avec les autres. Là il n’y avait plus que la relation avec l’inanimé. Donc ce sont des romans complètement hybrides avec d’un côté des grands événements, il y a de l’inceste, des suicides, c’est tragique. Des choses que j’ai remise en question depuis. Et puis au moment où je suis en train de parler de ces phénomènes là je les vis et je ne suis plus que dans les reflets, dans les clameurs. Je peux être obsédée par le fait d’avoir été dans un ascenseur en aluminium, dans un hôtel en Californie, où ça sentait la sauce aux champignons.
« Dieu merci, nous ne sommes pas des animaux exclusivement politiques »
C’est le plaisir d’être auteur, là où d’autres se penseraient fous.
Mais je crois qu’on devient fou. On est une caisse de résonance, à tellement de choses. Vous vous souvenez du bruit du triangle ? L’instrument dans les concerts de l’école. Ting. Vous avez ce triangle dans la tête, qui scande, à la fois toutes les profondeurs que vous avez traversé, celles que vous avez imaginé, mais aussi la manière dont ces profondeurs se mettent elles même en abîme et en créent d’autres. C’est ça, il y a des abimes, des gouffres. C’est pour ça que la question sur le temps était importante. Parce qu’en effet, quand tu as tout le temps, tu fais l’école buissonnière. Tu sais que tu ne dois pas rendre à ton producteur ou ton éditeur, la V4, le 13 mai. Tu n’as plus d’éditeur. Tu n’as plus de producteur. Tu n’as plus d’argent. Tu n’as plus de nécessité d’argent puisque tu n’en gagnes plus. Si tu dois rendre ta V4, c’est très simple, il faut que A trouve B, qu’il le menace. Voilà. Mais si tu n’as pas ça, tu finis comme dans la Nausée, tu finis face à des racines. C’est très 20ème siècle d’ailleurs cet abîme. On est plus dans ces questionnements, avec la littérature contemporaine. La littérature contemporaine c’est un propos social. Point. On est de purs animaux politiques dans la littérature actuelle. Or, s’il est important de faire entrer ou plutôt de rendre visible le politique dans un art, la littérature, qui a toujours été pratiqué par l’aristocratie ou la haute bourgeoise comme si ça allait de soi (comme s’il allait de soi d’avoir des domestiques, ou beaucoup de temps libre pendant lequel on allait chasser le chevreuil avec ses innombrables chiens et oiseaux de proie), Dieu merci, nous ne sommes pas des animaux exclusivement politiques. Et Dieu merci la littérature existe précisément pour exprimer cela.
Aurais-tu un conseil pour un.e jeune auteur.ice ?
J’ai une éthique déjà prête. Que je me suis forgée en Bretagne. Elle comporte deux articles. Premier article : toujours se baigner. Deuxième article : toujours finir. Les livres que l’on lit. Et les livre que l’on écrit.
Entretien conduit par Mathieu Morel
Photos © Pierre-Ange Carlotti
LA BIBLIOTHÈQUE DE L'AUTRICE
Idées
Les écoles présocratiques ( Héraclite, Pythagore, Empédocle, etc)
De la nature, Lucrèce
Phénoménologie de l'esprit, Hegel
Généalogie de la morale, Nietzche
La pesanteur et la grâce, Simone Weil
Trois guinées, Virginia Woolf
Poésie
Fragments, Sappho
Le Paradis, Dante
Une saison en enfer, Rimbaud
Elégies de Duino, Rilke
Arbres d'hiver, Sylvia Plath
Littérature
L'Orestie, Eschyle
Orgueil et préjugés, Jane Austen
Les Hauts de Hurlevent, Emily Brontë
Guerre et paix, Tolstoï
Le livre de Monelle, Marcel Schwob
La recherche du temps perdu, Proust
Aden Arabie, Paul Nizan
Vers le phare, Virginia Woolf
Absalon! Absalon!, William Faulkner
Le docteur Faustus, Thomas Mann
Dialogue des Carmélites, Bernanos
Sur les falaises de marbre, Ernst Junger
Franny et Zooey, Salinger
La vie matérielle, Duras
Bleuets, Maggie Nelson
Daniel Pommereulle, Huitièmement, qu'est-ce que la cruauté? Ferdinand Gouzon
Les jungles rouges, Jean-Noël Orengo
Ta grossesse, Suzanne Duval
L'île de Jacob, Dorothée Janin
Mausolée, Louise Chennevière
Grande couronne, Salomé Kiner
Le goût des garçons, Joy Majdalani
Alphabet, Justine Bo
Les enfants de la nuit, Eva Ionesco
Meta Carpenter, John-Jefferson Selve